Mots






Georges Didi Huberman "La survivance des lucioles"



"Etre contemporain ce serait obscurcir le spectacle du siècle présent afin de percevoir, dans cette obscurité même, la "lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas."Ce serait donc se donner les moyens de voir apparaître les lucioles dans l'espace surexposé, féroce, trop lumineux, de notre histoire présente. Cette tâche, ajoute Agamben, demande à la fois du courage-vertu politique-et de la poésie, qui est l'art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l'unité du temps."


Georges Didi Huberman "Pour commencer encore"  p 127 à propos de Hantaï

Il ne s'agit plus d'imiter la natura naturata en s'épuisant à peindre des bouquets dans leurs vases. Mais de mettre au travail quelque chose comme une natura naturans, une vie inflorescente de la peinture elle-même. Il s'agit au fond d'inventer des processus dont la simplicité même ouvrirait tout le champ des possibles, des procédures pour que la forme obtenue ait l'évidence, la splendeur et la modestie – n'oublions jamais la modestie – de la moindre fleur.






Emanuele Coccia  La vie des plantes p125

Fleurs                                                                                                                                                    

Se clouer à la surface de la terre pour mieux pénétrer l'air et le sol. S'amarrer  à un point de hasard pour ensuite s'exposer et s'ouvrir à tout ce qui  est dans le monde environnant, sans distinction de forme et de nature. Ne jamais se déplacer pour mieux permettre au monde de s'engouffrer en son sein. Ne jamais se lasser de bâtir des canaux, ouvrir des percées pour que le monde  puisse tomber, glisser, s'insinuer en soi. Pour des êtres qui ne sont pas en mesure de se déplacer, la rencontre avec l'autre – indifféremment de la qualification de cet autre – ne saurait jamais être une simple question d'attente et de hasard. Là où aucun mouvement, aucune action, aucun choix  ne sont  possibles, rencontrer quelqu'un ou quelque chose est possible exclusivement à travers la métamorphose de soi. Ce n'est qu'à l'intérieur de soi que l'être sans mouvement peut rencontrer le monde. Une métamorphose provoquée par l'extérieur. C'est ce qu'on appelle sexe : la forme suprême de la sensibilité, celle qui permet de concevoir l'autre au moment où l'autre modifie notre mode d'être et nous oblige à aller, à changer, à devenir autre. La fleur avec ses angiospermes est l'appendice qui permet aux plantes d'accomplir ce processus d'absorption et de capture du monde. Elle est un attracteur cosmique.  Grâce aux fleurs la vie végétale devient le lieu d'une explosion inédite de couleurs et de formes et de conquête dans le domaine des apparences, libérées de toute logique expressive ou identitaire : elles ne doivent pas exprimer une vérité individuelle, ni définir une nature, ni communiquer une essence, ni communiquer du sens ou du contenu mais mettre en communication des êtres différents.  Elle est  l'instrument actif du mélange.  Les animaux supérieurs disposent d'organes reproducteurs stables et uniques. La plante construit ses organes reproducteurs en masse innombrable pour rapidement s'en débarrasser. Déjà à cause de cet excès qui en cause, à son tour, un autre, celui des légions des pollinisateurs (animés ou inanimés)-, il serait difficile de réduire le sexe végétal à une simple  stratégie de duplication de soi. A l'inverse des animaux, qui, dès qu'ils sont nés se perçoivent eux-mêmes, la fleur montre très souvent un mécanisme inverse : celui de la désappropriation de soi, du devenir étranger à soi même. Elles développent un système d'auto-immunisation pour éviter l'auto fertilisation, une défense contre soi même qui permet de mieux s'ouvrir au monde.  Elle est en soi l'expression parfaite  de la coïncidence absolue de vie et technique, matière et imagination, esprit et extension.          





Daniel Sibony
 (Création- Essai sur l'art contemporain)
 COLLAGE

 L'artiste travaille une œuvre scindée : il peint une partie du tableau, comment est-il porté à peindre l'autre partie ? Il vit dans son corps la question de les mettre ensemble, de les articuler. Il ressent ce travail de déchirure et de recollement.

Ce collage veut rompre la platitude des formes et des modes d'être. Et chacun en a fait l'expérience lorsqu'une épreuve l'a mis à plat, qu'il doit recoller les morceaux, chercher des greffes de vie, se raccrocher à des fragments d'altérité, des bouts de rappels ; bref relancer la partition de sa mémoire.
Le collage déclenche un langage qui confronte une forme à ses fantômes, à ses altérations. La partie prise pour le tout, le tout pris à partie et faisant face "s'expliquent" ensemble. Dans un travail créatif il y a toujours deux langues. C'est vrai dans chaque langue en état de création : un mot se laisse couper par d'autres mots pour que surgisse l'inattendu ; de même, un geste et une couleur se laissent couper pour déjouer l'inertie des formes, et jouir de leurs différences - sensuelles, sexuelles. L'artiste fait se "toucher" des parties de l'œuvre ; il les fait se rencontrer, s'aborder, se parler, s'aimer. Il y a la surcharge, la surimpression, le côte à côte, le bord à bord, la juxtaposition, le recoupement… C'est aussi varié que deux corps côte à côte qui vont ensemble. Quand "ça colle", la tension entre deux "sens" les fait jouir l'un de l'autre ou les guérit l'un par l'autre. L'être ou le vide séparait les parties, l'œuvre surmonte la coupure et un plus de dimension émerge.
L'acte créatif se tient entre l'abandon à "ce qui vient" et le choix rigoureux ; la spontanéité et le travail acharné. Tout cela est d'un seul tenant (Rilke), le tenant de l'être, de part et d'autre de la faille.
 

 
 
Bernard Noël 

"Le noir est la seule couleur intérieure et le seul savoir est d'en faire une porte "



"Le sens ce n'est pas ce que cela veut dire, c'est ce vers quoi ça va."



Pierre Alechinsky

 "Une simple tache…La lire et lui faire dire quelque chose dont je ne sais rien d'avance. C'est la maculée conception"


 


Henri Michaux

"Je ne sais pas faire de poèmes, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas particulièrement de poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier à le dire. La poésie, qu'elle soit transport, invention ou musique, est toujours un impondérable qui peut se trouver dans n'importe quel genre, soudain élargissement du monde. Sa densité peut donc être bien plus forte dans un tableau, une photographie, une cabane. Ce qui irrite et gène dans les poèmes, c'est le narcissisme, le quiétisme (deux culs-de-sac) et l'attendrissement assommant sur ses propres sentiments. Je finis par le pire : le côté délibéré. Or la poésie est un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail. La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer."




 "Un jour, à vingt ans, lui vint une brusque illumination.
Il se rendit compte, enfin, de son anti vie, et qu'il fallait essayer l'autre bout.
Aller trouver la terre à domicile et prendre son départ du modeste. Il partit."



"Le noir est ma boule de cristal, du noir seul je vois de la vie sortir"



"Dans le noir nous verrons clair mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite."



"Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l'origine.
Base des sentiments profonds. De la nuit vient l'inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l'attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur ... et les monstres, ce qui sort du néant, non d'une mère.
Ce sans quoi la lumière n'a pas de vie intéressante.
Dans les pays de forte lumière comme les pays arabes, l'émouvant c'est l'ombre, les ombres vivantes, individuelles, oscillantes, picturales, dramatiques, portées par la flamme de la bougie, de la lampe à huile ou même de la torche, autres disparus de ce siècle.
Obscurité, autre d'où tout peut surgir, où il faut tout chercher."



"Je voulais dessiner la conscience d'exister et l'écoulement du temps."



"Qui laisse une trace, laisse une plaie."



"Tout, véritablement tout est à recommencer par la base : par les cellules des plantes, des moines, des proto-animaux : l'alphabet de la vie. La cellule peut encore sauver le monde,
elle seule, saucisse cosmique sans laquelle on ne pourra plus se défendre.
C'est pourtant assez visible."



"Avec tes défauts pas de hâte, ne va pas à la légère les corriger.
Qu'irais-tu mettre à la place ? "



"... transformer le "contre" en "élan"...
... La musique, c'est l'art de l'élan.
Ni l'amour n'est primordial, ni la haine, mais l'élan (comme est le jeu de l'enfant dans les vagues et le sable).
L'élan est primordial, qui est à la fois appétit, lutte, désir."



"Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."







Zéno Bianu
Traducteur en français du Yi King de Lieou Yi-Ming



D'abord la nuit du monde – insondable, "le flux de l'obscur qui monte en houle" (José Angel Valente). Chaos, confusion, aveuglement. Puis lentement, les yeux s'accoutument aux étoiles peuplant l'obscurité. Les choses semblent s'ajuster, sortir de leur torpeur, obéir à des rythmes. Apogée-déclin, vie-mort, actif-passif, plein-vide, aller-retour. Ce qui s'en va revient, ce qui revient s'en va. Cycle sans fin, changement perpétuel. Il n'est d'immuable que la transformation, socle mouvant du monde. Danse des atomes, succession des métamorphoses : le passage est la seule règle.







Thomas Cleary
Traducteur en américain du Yi King de  Lieou Yi-Ming



L'expression "connais le blanc, garde le noir", issue du Tao tö king, est souvent employée pour désigner le processus de la méditation. Ici, le "blanc" représente le monde quotidien et la faculté rationnelle, alors que le "noir" renvoie à l'abstraction sans forme, à la "face cachée" non discursive de l'esprit. La rationalité, bien qu'elle puisse opérer avec justesse et utilité dans sa propre sphère et selon ses propres termes, ne constitue qu'une partie de la totalité de l'être humain. Non qu'elle soit rejetée – "connais le blanc" – mais on lui interdit d'occuper entièrement l'attention  – "garde le noir". L'apogée consistant à "garder le noir" - soit la séparation d'avec le contenu des pensées quotidiennes – est l'ouverture de la conscience qui permet "l'illumination de l'esprit"  de venir "d'elle-même". L'expression "d'elle-même" apparait  riche de sens – à savoir que "l'illumination" ne saurait être le fruit d'un projet……












Vassilis  Alexakis
  Extrait de "Paris Athènes"





           



 "Il y a bien longtemps que j'ai renoncé à la peinture. Je ne fais plus que du dessin, de minuscules dessins qui prennent très peu de place sur le papier. Est-ce pour dissimuler ma maladresse ? Seul le blanc me parait légitime. Je n'aime vraiment les murs des galeries qu'entre deux expositions, quand ils sont nus : juste un clou ici ou là, quelques traces de doigts. Les murs de mon enfance étaient blancs. Ma mère m'incitait à les regarder longuement, à voir leurs aspérités sur lesquelles s'accrochaient des ombres minuscules, leurs craquelures, les taches d'humidité qui les assombrissaient en certains endroits, les fins sillons creusés par la brosse du peintre. Elle m'incitait à décrypter ces formes, à lire une histoire là où, apparemment, rien n'était écrit. Si j'avais à évaluer la dette que j'ai envers ma mère, je mentionnerai d'abord le fait qu'elle m'apprit à regarder les murs blancs."





 



 Rainer Maria Rilke
 "Transformer le monde entier en espace intérieur."






 John Cage
extraits de "Conversations avec John Cage" 
de Richard Kostelanetz - Editions des Syrtes


"Je veux troquer l'opinion traditionnelle selon laquelle l'art est une manière de s'exprimer contre celle selon laquelle l'art est une manière de se transformer, et ce que l'on transforme c'est l'esprit, et l'esprit est dans le monde et est un fait social... Ce changement sera beau si nous en acceptons les incertitudes ; et c'est quelque chose qui devrait affecter tous nos plans. C'est une valeur." 1972


"J'étais au restaurant un jour avec De Kooning et il m'a dit : "Si je mets un cadre autour de ces miettes, ce n'est pas une oeuvre d'art." Et ce que je dis, c'est que c'en est une. Il disait que non parce qu'il rattachait l'art à ce qu'il fait - il le rattache à lui même en tant qu'artiste, tandis que j'aimerais que l'art s'échappe de nous pour entrer dans le monde que nous vivons." 1978 






 











1 commentaire:

trait d encre a dit…

Bonjour,

je découvre votre blog, les mots qui vous importent.

Belle découverte de ce matin.

Brigitte